L’amiante fait à nouveau l’actualité judiciaire suite au revirement de jurisprudence de la Cour de Cassation dans un arrêt rendu par la Chambre plénière (*) le 5 avril 2019 sur la question du préjudice d’anxiété.
L’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 a rendu possible un départ en retraite anticipé pour les salariés particulièrement exposés à l’amiante ayant travaillé dans un établissement figurant sur une liste établie par arrêté ministériel, pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante, sans qu’ils aient pour autant développé une maladie professionnelle liée à cette exposition .
Dans un arrêt du 11 mai 2010, la Cour de Cassation reconnait l’existence d’un préjudice d’anxiété à ces salariés ayant travaillé dans un établissement dit « classé amiante », c’est-à-dire ouvrant droit au dispositif de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante, l’«ACAATA», .
Le préjudice d’anxiété est donc un préjudice moral en droit civil français, qui résulte d’une création jurisprudentielle, concernant notamment des travailleurs de l’amiante.
L’anxiété est définie par la Cour de cassation comme une « situation d’inquiétude permanente face au risque de développer une maladie, affectant la santé mentale ».
Ce préjudice est souvent invoqué depuis lors en cas d’exposition à l’amiante, mais il peut l’être également dans le cas d’autres expositions (à d’autres risques chimiques tel que le nucléaire.., à d’autres substances cancérigènes..) ou d’autres situations (prise de médicaments comme dans l’ affaire du Médiator), dans des accidents de la vie courante ou du travail …).
La Cour de Cassation au fil des années est venue confirmer, puis compléter sa jurisprudence à plusieurs reprises.
Dans un arrêt du 4 décembre 2012, elle estime qu’il n’était plus exigé pour caractériser l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété que le salarié, qui se trouvait de par le fait de son employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante, se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers, de nature à réactiver cette angoisse.
Dans un arrêt du 25 septembre 2013, la Cour de cassation définit la réparation du préjudice d’anxiété comme « l’indemnisation accordée au titre du préjudice d’anxiété destinée à réparer l’ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d’existence, résultant du risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante ».
Toutefois, la Cour de cassation limite strictement la réparation du préjudice d’anxiété aux seuls salariés remplissant les conditions prévues par l’article 41 de la loi de la loi du 23 décembre 1998 .
Elle pose désormais clairement trois conditions :
– que le salarié ait travaillé dans un établissement listé dans la loi de 1998,
– qu’il démontre une inquiétude permanente face à la déclaration d’une maladie en lien avec l’amiante,
– et qu’il ait des rendez-vous médicaux réguliers.
Dans des arrêts du 2 avril 2014 et du 3 mars 2015, elle présume toutefois la seconde condition à partir de la première et supprime la dernière (suppression déjà amorcée dans l’ arrêt du 4 décembre 2012).
« Violent en conséquence les articles L. 4121-1 du code du travail, ensemble l’article 1147 du code civil et le principe de la réparation intégrale du préjudice les arrêts qui, pour débouter les salariés de leurs demandes de dommages et intérêts en réparation du préjudice d’anxiété retiennent que les intéressés ne versent ni document objectif ni témoignage de tiers sur leur état de santé, sur une éventuelle anxiété, un suivi médical et une modification dans leurs conditions d’existence »
Ainsi, un salarié qui a travaillé dans un établissement listé dans la loi de 1998 n’a plus à démontrer la réalité de son préjudice d’anxiété.
On rappellera que depuis 2015, le Conseil d’Etat reconnaît également la possibilité d’indemniser le préjudice moral résultant de l’anxiété à être atteint d’une maladie grave, qu’il a dégagée à l’occasion d’un litige concernant la contamination post-transfusionnelle par le virus de l’hépatite C.
La Cour de Cassation confirme sa jurisprudence dans des arrêts rendus en 2016 et en 2017, dont la rédaction ne laisse aucune place à l’interprétation : « La réparation du préjudice d’anxiété n’est admise, pour les salariés exposés à l’amiante, qu’au profit de ceux remplissant les conditions prévues par l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et l’arrêté ministériel ».
Pour la Cour de cassation, seuls les salariés, exposés à l’amiante ayant travaillé dans un établissement éligible à l’ACAATA (Allocation de Cessation Anticipée d’Activité des Travailleurs de l’Amiante) peuvent obtenir réparation de leur préjudice d’anxiété,
La Cour suprême affiche ainsi clairement sa volonté de mettre un coup d’arrêt à la multiplication des contentieux relatifs au préjudice d’anxiété, mettant ainsi un terme au coût économique et social de cette jurisprudence.
Ce coup d’arrêt se fait manifestement au prix d’une inégalité de traitement entre les salariés exposés à l’amiante.
La Cour de cassation, durcit encore sa position dans un arrêt du 5 avril 2018 dans lequel elle retient que les salariés n’ayant pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, ne peuvent pas prétendre à l’indemnisation d’un préjudice moral au titre de l’exposition à l’amiante, y compris sur le fondement d’un manquement à l’obligation de sécurité.
Le régime spécial d’indemnisation mis en place par cette jurisprudence sur le fondement de la loi de 1998 conduisait donc à écarter le droit commun de la responsabilité de l’employeur au titre de la protection de la santé et de la sécurité de son personnel.
Or, cette jurisprudence est largement critiquée, et un revirement était attendu.
Dans son arrêt rendu le 5 avril 2019, l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation revient donc sur cette règle : l’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’amiante est désormais possible pour tous les salariés ayant été exposés à l’amiante dans le cadre de leur travail. Elle n’est donc plus réservée aux seuls salariés susceptibles de bénéficier de la préretraite amiante.
Désormais, le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante générant un risque élevé de développer une pathologie grave peut être admis à agir contre son employeur, sur le fondement des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de ce dernier.
En effet, l’Assemblée plénière apporte deux précisions d’importance :
- L’employeur pourra s’exonérer de sa responsabilité s’il justifie avoir pris des mesures adéquates.
La Cour de cassation censure la décision de la Cour d’appel de PARIS du 29 mars 2018 qui, en l’espèce, avait refusé d’examiner les éléments de preuve des mesures que l’employeur prétendait avoir mises en œuvre. Elle applique ainsi le principe issu de l’article L4121-1 du Code du travail, selon lequel l’employeur peut s’exonérer de sa responsabilité dans le cadre de son obligation de sécurité pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, s’il justifie avoir pris les mesures de prévention nécessaires et suffisantes.
- L’indemnisation sera ouverte à tout travailleur exposé à cette substance, à condition d’établir son préjudice.
Certes jusqu’à présent, un nombre limité de salariés pouvait prétendre à l’indemnisation du préjudice d’anxiété, mais dès lors qu’ils bénéficiaient du dispositif de préretraite – ou établissaient être en mesure d’en bénéficier – ils n’avaient pas à rapporter la preuve d’un manquement de leur employeur ou de leur anxiété pour obtenir une indemnisation : le préjudice résultait de la seule exposition au risque.
La réparation n’est donc plus « automatique » , le préjudice subi doit être caractérisé.
En effet , pour l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, le juge ne peut pas accorder au salarié la réparation de son préjudice d’anxiété sans que celui-ci apporte la preuve de son sentiment d’angoisse. Le juges appliquent ainsi une règle du droit commun de la responsabilité civile.
Le salarié qui intente une telle action devra donc justifier de son état psychologique face au risque élevé de développer une pathologie grave, notamment par des attestations médicales.
Si la première condition ne semble pas de nature à faire obstacle à l’indemnisation des travailleurs exposés à l’amiante, dans la mesure où seul l’employeur justifiant avoir respecté parfaitement les dispositifs réglementaires très strictes d’évaluation des risques, de méthodologie d’évaluation des niveaux d’empoussièrement, les modalités d’intervention sur des matériaux susceptibles de contenir de l’amiante etc.., pourra échapper à la mise en jeu de sa responsabilité civile, la seconde condition imposée par la Haute Cour risque de poser beaucoup plus de difficultés .
En l’espèce, la Cour de cassation a en effet censuré l’arrêt de la Cour d’appel de Paris qui avait identifié l’existence d’un préjudice d’anxiété dès lors qu’il résulte d’une « inquiétude permanente, éprouvée face au risque de déclaration à tout moment de l’une des maladies mortelles liées à l’inhalation de fibres d’amiante permanente » et qu’il » revêt comme tout préjudice moral un caractère intangible et personnel, voire subjectif « .
Revenant ainsi finalement à sa jurisprudence d’avant 2012 et 2014, elle considère que cette analyse est insuffisante à caractériser le préjudice d’anxiété personnellement subi par l’employé.
Quelle sera donc désormais la preuve suffisante exigée pour démontrer l’existence d’un préjudice d’anxiété : certificats médicinaux, suivis psychologiques, attestations de tiers ..?
La décision ne le dit évidement pas, et il appartiendra aux juges du fond d’examiner au cas par cas les éléments de preuve qui leur seront soumis, ce qui sera probablement de nature à entraîner des disparités importantes de jurisprudence, ce que l’on ne peut évidement que regretter.
En outre, les salariés éligibles à l’ACAATA bénéficieront-ils encore d’un régime de preuve dérogatoire, de nature également à maintenir une inégalité de traitement entre les salariés exposés à l’amiante, ce que de prime abord l’arrêt intervenu semblait vouloir effacer ?
On peut dès lors se demander si la décision de la Haute Cour qui ouvre, seulement en théorie l’indemnisation du préjudice d’anxiété, n’est finalement pas un cadeau empoisonné pour les travailleurs exposés à l’amiante ? Il appartiendra aux juges du fond d’en décider.
Maître AS GRIMBERT
(*) L’Assemblée dite « Plénière » de la Cour de Cassation est une formation d jugement de la Cour de cassation présidée par le Premier Président ainsi que trois des représentants des six chambres de la Cour (dont le président et le doyen de chaque chambre) : la chambre commerciale, la chambre criminelle , la chambre sociale et les trois chambres civiles. Elle connaît notamment des affaires qui posent une question de principe.